Dans un précédent article intitulé : le toponyme Samer : quelques éléments d’explications historiques je vous présentais l’origine médiévale de ce lieu-dit qui figure encore sur le cadastre.
Je vous propose, vous qui aimez le « patois », de plonger dans la lecture d’un texte qui a presque 800 ans. Il s’agit d’un bail signé par Mikius Heugos d’Ysier (Izel-lès-Equerchin) et l’abbaye d’Anchin propriétaire de la cense Saumer(Samer) sur le territoire de la commune de Méricourt. Ce bail de six ans signé en septembre 1247 débute le 24 juin 1248 (l’année ou se met en place la septième croisade organisée par Louis IX connu sous le nom de Saint-Louis).
Rappel : à la date de la signature du bail, il existait ou avait existé, sur le territoire de Méricourt , depuis un siècle, une seconde église (appartenant à l’abbaye d’Anchin) : l’église et la « court » Saint-Wulmer dont la toponymie actuelle a gardé le souvenir, sous la forme « Samer » et que l’acquisition ou la constitution du domaine s’est opérée entre 1123 et 1148. Cette église était située à moins de 1 km de l'église Saint-Martin attestée dans les textes depuis au moins 1115.
L’origine du texte : une découverte du médiéviste Bernard Delmaire .
La source : Delmaire Bernard. Un recueil inédit de baux à ferme de l’abbaye d’Anchin du milieu du XIIIe siècle dans Revue du Nord, tome 72, n°287, Juillet-septembre 1990. Hommage à Guy Fourquin. pp. 443-469. https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1990_num_72_287_4559
Présentation par l’auteur :
L’histoire du fermage dans la France du Nord est encore mal connue. Cet article présente un cahier dans lequel furent copiés 22 contrats de censé (ferme), en français, de «cours» ou
exploitations agricoles de l’abbaye d’Anchin, actes établis entre 1247 et 1252 (Arch. Dép. Nord, 1 H 475). On y trouvera l’analyse détaillée de tous ces actes et l’édition de six d’entre eux.
Je voudrais verser au dossier un document précoce et intéressant, encore jamais étudié. C’est un cahier de huit folios de parchemin conservé dans le riche fonds de l’abbaye d’Anchin aux Archives Départementales du Nord sous la cote 1 H 475. Les feuillets de ce quaternion mesurent entre 25,6 et 27 cm de haut sur 18 à 18,7 cm de large. Ils ont été lignés à la mine de plomb (avec deux traits verticaux pour les marges) pour un texte très serré : une cinquantaine de lignes par page. L’écriture est très cursive : une première main a copié les nos 1 à 19, une autre a ajouté les nos 21 et 22. Ce dernier acte est interrompu au bas du f° 8 v°, ce qui veut dire qu’il manque au moins un bifolio contenant le début (et peut-être un titre) et la fin.
Ces actes, sauf le n° 10 qui était peut-être une charte scellée émanant de l’abbé d’Anchin, se présentent sous forme de chirographes (plus connus dans d’autres régions sous le nom de chartes parties) : chaque acte était écrit sur une feuille en autant d’exemplaires qu’il était nécessaire, séparés par le mot chirographe, et l’on détachait ensuite ces parties en coupant le mot dans toute sa longueur. Il n’y avait plus à sceller les actes. L’échevinage qui avait établi le chirographe conservait un exemplaire, appelé ici «contre écrit» avec le nom de l’échevin qui le conservait dans son sac ;
Ce gendre de recueil de baux à terme est rare au Moyen Age, alors que les registres de baux sont nombreux à l’époque moderne.
Cette source est d’abord importante pour l’histoire du temporel de l’abbaye d’Anchin qui est entièrement à écrire ( NDLR : ce qui est fait depuis décembre 1993 avec la thèse de doctorat en Histoire de Jean-Pierre Gerzaguet, L’abbaye d’Anchin de sa fondation (1079) au XIVe siècle. Essor, vie et rayonnement d’une grande communauté bénédictine). Cette fortune foncière, très vaste et très importante, était regroupée en une soixantaine de «cours», de gros centres d’exploitation agricole. Elles étaient gérées par un ou deux moines ou bien un ou deux convers. Les preuves abondent de ce système original qui aboutissait à ce résultat, surprenant pour des moines faisant voeu de stabilité, qu’une partie de la communauté des abbayes de moines noirs était dispersée dans de multiples «cours», avec de fréquentes allées et venues entre cours et abbaye.
L’autre intérêt de ces actes est de fournir aux historiens des campagnes un matériel riche et inexploité. Faute de comptabilités, les baux sont encore, avec les terriers, le type de documents qui leur fournissent le plus de données. L’idéal eût été pour les historiens, et aussi les linguistes, d’éditer le tout, mais cela dépasserait les limites d’un article. J’ai donc choisi d’en faire une analyse détaillée, pour en rendre l’utilisation plus facile et plus rapide, quitte à éditer quelques-uns des baux en pièces justificatives. Je ne prétends pas avoir évité tous les pièges d’une langue parfois difficile. De plus, le copiste a sans doute commis quelques bévues ; j’ai signalé les points restés obscurs.
Une précision de vocabulaire : les actes du recueil emploient toujours le mot censé au féminin pour désigner la ferme, l’affermage, et le fermier est appelé le cerisier. Ce sont les mots qui l’ont emporté dès le XIIIe siècle dans le Nord de la France dans le domaine linguistique picard jusqu’à nos jours.
Mais le mot censé n’a pris le sens concret d’exploitation agricole (tenue à censé) qu’au XVe siècle.
L’analyse est facilitée par le fait que les mêmes clauses se retrouvent souvent d’un acte à l’autre, dans des termes semblables ou proches. Je les ai extraites des actes et affectées d’une lettre majuscule à laquelle il suffira de renvoyer dans l’analyse, en y ajoutant, s’il le faut, les précisions propres à tel ou tel acte.
Le texte brut :
Sacent tout cil ki cest escrit verront ke Mikius Heugos d'Ysier, poıır le court de Saumer k’il a prise a loial cense a l’abbé et au covent d’Anchin et a tenir de le feste Saint Jehan Baptiste de le vant, le premiere ke nos atendons en -VI-ans, a creanté par devant eskevins de Lens sour lui et sour tout le sien a l’abbé et au covent devant dit a tenir toute le covenence ki ci après est escrite ; c’est asavoir k’il doit rendre et paier a l’abbé et au covent devant nomé dedens Anchin cascun an a -III- termes en l’an -C-livres et -VI-livres de parisis et -XIII-sous et-III-deniers de parisis, c’est asavoir a le feste Saint Bietremiu l’apostle(24 août)-XXXV-livres et -II-sous-et-I-denier de parisis, et le jor del Bouhourdic(premier dimanche de carême)autretanta et le premier jor de mai autretant, et a tes termes cascun an duskes a -VI-ans ; et si est asavoir ke li abbes et li covens devant dit ne doivent respondre au censier devant dit fors de -III-coses tant seulement, c’est asavoir de commun fu, de commune guerre et de commun tempest, et se ce avenoit, il doit avoir en restor le court en le fin de le cense, an pour an, et par autretel marchié ki est devisés par deseure ; et si doit l’abbé d’Anchin pourvir une fois en l’an en boire et en magnier, si comme il afiert a se personne, et toute sa compagnie ; et s’il avenoit ke li abbes alast au liu devant dit plus d’une fois en l’an, de tes biens k’il aroit en le maison li devant dis censiers li doit aministrer, et si doit les mognes et les convers d’Anchin quant il iront a le court devant dite, bien et honeraulement pourvir en boire et en maignier en tel manière ke cascuns moignes et cascuns convers aura -I-lot de buen vin au matin et-I-au vespre ; et doit le court et les maisons de la court retenir bien loiaument en closure et en coverture, fors d’enviesir, en tel manière k’il trueve maintenant, et s’il avenoit k’il i fausist gros mairiens pour refaire les maisons de le court, tel mairien ke li abbes et li covens li livesront en le piece de terre doit li devant dis censiers faire mettre en oevre a sen coust bien et loiaument. Les yretages et les possessions de le maison doit bien et loiaument retenir et garder et tout chou ke li maisons devant dite doit,doit li censiers devant dis cascun an paier a tous ciaux a cui on les doit. Tous les fruits des terres de le maison doit mener en le court devant dite ; et si ne peut vendre l’estrain des fruits devant dis, fors l’estrain tant seulement d’avaine ; et si peut vendre ses veces, se il veut, tant seulement ; et si doit cascun an tout le fiens de le court faire mener sour les terres de le court ne en autre liu ne le peut mener. Toute le court sans dete et toutes les terres cultivees et loiaument semencies, si con il les trueve maintenant, doit rendre en le fin de le cense et dedens les -VI-ans ne doit desroier les terres devant dites ; et s’il avenoit ke li abbes et li covens davant dit aquesiscent aucune chose u par aumosne u par don u par achat, il n’apartenront mie au censier, mais a aus et a l’eglise tans seulement. Toutes ces choses devant dites a li censiers devant dis creanté a tenir bien et loiaument, et s’il avenoit k’il defausist de paiement et li eglise i eust damage, a quelconques justice ke ce fust, tous les cous et tous les damages ke li camberiers d’Anchn, sans autre provance, diroit sour se simple parole ke li eglise i eust, li devant dis censiers seroit tenus del rendre avoec toute le dete devant dite. De ceste covenence sont plege et deté sour eus et sour le leur : Lienars Visars, Foukeros d’Ysier, Hellins de Biaumont, Hanos li Maires d’Ysier, Symonsli Maires d’Ysier, Cholars li Maires d’Yser, Bauduins Rodre de Fraisnoi, Reniaumes de Fraisnoi, Asses li Boskois de Viteri et Thieris Chardons de Gaverieles et cascuns est tenus de rendre pour le tout. Ceste covenence fu faite devant eskevins de Lens : Cholart de Ronchi, Symon Tahon, Watier le Kaisne, en l’an de l’incarnation Nostre Segneur-M-et-CC-et-XLVII-el mois de sietembre. Nicholes de Ronchi warde le contrepartie de cest escrit. a. Au total 106 livres 13 sols 3 deniers 1
Ce texte fait partie de :
Pièce justificative n° 1 :
A septembre 1247. Original perdu
B. Copie contemporaine, Arch .dep.duNord, 1H475, f°475,f°6v° ; sur ce document, voir B.Delmaire, « un recueil de baux à ferme de l’abbaye d’Anchin au milieu du XIIIe siècle », Revue du Nord, t LXXII, 1990, p.443-469, dans lequel cet acte est analysé en détail. Rubrique : de Saumer.
Décryptage :
La synthèse de l’auteur :
Saumer, localité disparue, com. de Méricourt, dép. Pas-de-Calais, arr. Arras, cant.Avion ; n° 14, f° 6 v°Mikius Heugos d'Izel -lès-Equerchin a promis (créante) à l'abbaye d'Anchin devant les échevins de Lens de respecter le contrat ci-après sur la cour de Saumer qu'il a prise à censé 6 ans à partir du 24 juin 1248 pour 106 1ivres 13 sols. 3 deniers parisis à payer à la Saint-Barthélémy (24 août), au Bouhourdich ( premier dimanche de Carême qui peut tomber entre le 8 février et le 14 mars), et au premier mai. I, B, C (1 lot matin et soir), G, H, N, F, il ne peut vendre la paille des récoltes, sauf celle de l'avoine, il peut vendre des vesces, s'il veut, D, L, M, E, O, K, pièges et débiteurs : Lienars Visars, Foukeros d'Ysier, Hellins de Biaumont, Hanos li Maires d'Izel, Symons li Maires d'Izel, Cholars li Maires d'Izel, Bauduins Rodre de Fresnoy, Asses li Boskois de Vitry, Thieris Chardons de Gavrelle, échevins de Lens : Cholart de Ronchi, Symon le Tahon, Watier de Kaisne,septembre 1247. Nicholes de Ronchi garde la contrepartie de cet écrit
Développons les éléments répertoriés sous formes de lettres :
I. L’abbaye n’est responsable envers le censier que de trois choses : incendie général, guerre générale, tempête générale (commun fu, commune werre et comun tempiest). Si cela arrivait, elle rembourserait le censier de ses pertes an pour an c’est-à-dire, je pense, pour l’année de la catastrophe, et non pour les trois ans. 15 fois (manquent les nos 8 et 20).
B. Le censier de la ferme doit approvisionner l’abbé et sa suite comme il convient, trois fois l’an (une seule fois dans les nos 4, 9, 14). Il est précisé parfois qu’il s’agit de fourrage et d’avoine. On prévoit qu’il vienne davantage en profitant de même des biens de la maison (nos 5, 6, 9, 12). 16 fois (manque le n° 8).
C. Le censier dcit approvisionner les moines et convers quand ils viennent à la cour, en bon vin et en aliments {viandes), à raison de 2 lots le matin (ou à dîner) et de 2 lots le soir (ou au souper) ; un lot seulement dans les actes nos 4. ,14,16,18,21._ Le n° 12 précise heureusement : pour lui et sa maisnie !Le n° 12 précise heureusement : pour lui et sa maisnie !16 fois (manque le n° 8). (1 lot le matin et le soir).
La distance à pied d'Anchin à Méricourt est d'environ une trentaine de kilomètres. Si les moines venaient en charrette ou à cheval, ils pouvaient faire facilement l'aller-retour dans la journée.
G. Le censier doit réparer la cour et les maisons de la cour pour ce qui est de la clôture et de la couverture ; il est parfois précisé : comme il les trouve (nos 6, 11, 14) ou : sauf Xenviesure (vétusté, vieillissement), nos 1, 2, 5, 12, 14, 15. 14 fois (manquent les nos 7, 8, 9).
H. Si le censier a besoin de bois d’oeuvre (gros mairien) pour refaire les maisons, l’abbaye doit le lui fournir sur place et le censier le met en oeuvre à ses frais. 6 fois (nos 4, 6, 10, 12, 14, 17).
N. Le censier doit réparer et garder l’immeuble (hiretage) et la possession (nos 2, 4, 6), ou réparer la cour et ses maisons comme il les a trouvées, sauf si les murs tombent de «pourriture» (n° 7), ou «rendre la cour comme il l’a trouvée, sauf enviesure» (nos 9, 17, 18, 21). 8 cas ; cette clause est parfois proche de G.
F. Le censier doit payer les charges (droitures) qui pèsent sur la cour. Une fois, il est question de dîmes à payer (n° 8). 12 fois (manquent les nos 7, 8, 9, 12,15).
Il ne peut vendre la paille des récoltes, sauf celle de l’avoine, il peut vendre des vesces, s’il veut.
D. Le censier doit mener tout le fumier (fiens) de la cour sur les terres de la cour. 17 cas sur 17.
Cette clause est particulièrement intéressante car elle nous renseigne sur l'importance du fumier provenant de la ferme (donc des animaux présents) et qui servait comme engrais dans les champs. Le paysan pratiquait-il l'assolement avec jachère? Il faut préciser que la période du haut Moyen Age (Xème -XIIIème siècles) correspondant en Europe occidentale au grand défrichement : les champs gagnent du terrain sur la forêt. On assiste également à une période de croissance démographique.
L. Le censier doit rendre la maison libre de dettes (sans dete, délivre), 11 fois (nos 1, 2, 4, 6, 7, 9, 10, 14, 16, 18, 21).
M. A la fin de la censé, le censier doit rendre les terres de la cour labourées (ahanees) et ensemencées, telles qu’il les a trouvées en commençant. 16 fois (manque le n° 20).
E. Le censier ne doit pas refroiscier les terres de la cour ; dans les nos 2 et 14, on emploie le mot desroier. Refroiscier, c’est semer sur la jachère. Il y a des exceptions, fort intéressantes, dans quelques contrats. 16 fois (manque le n° 15).
O. Le censier n’a aucun droit sur ce qui peut être donné ou vendu à la cour. 9 fois (nos 4, 6, 10, 11, 14, 16, 17, 18, 21).
K. Si l’abbaye subit des pertes pour non-paiement du montant de la ferme, le censier doit les rembourser en plus de sa dette, si le messager de l’abbé le prouve, soit sur la parole du chambrier de l’abbaye ou sur le dit de deux experts (nos 1, 11, 13). 16 fois (il manque le n° 20).
Conclusion : amusez-vous à retrouver les éléments décryptés dans le texte brut.
En huit siècles, el parlache de Méricourt a bien évolué. Si on avait une machine a remonter le temps, je ne pense pas que l’on comprenne les habitants qui vivaient dans notre commune au milieu du XIIIème siècle. Il faut attendre 1539 et l’ordonnance de Villers- Cotterêts pour que le français devienne la langue du droit et de l’administration au détriment du latin. Mais il faut attendre le XIXème siècle et l’école de la République pour que le français s’impose sur l’ensemble du territoire. Mais comme on dit chez nous « el langue ed ché jins, ché kome el keue d’ché tchin, in peu pon l’inpéché d’allé. »
1 A l’époque le système monétaire était duodécimal (divisible par 12) : ainsi 1 Livre=12Sols=240 Deniers(pour retenir LSD). Que représentent les 106L 13S 3D du bail? Difficile de répondre. Je donne un élément de comparaison : lorsque Saint-Louis et ses compagnons partis en croisade sont fait prisonniers en Egypte en 1250, la rançon payée pour les libérer était de 200 000 Livres soit l’équivalent de 2000 ans d’annuités de location pour les quelques 2,5 hectares de terres de la ferme Saumer ! Nous venons de rencontrer trois personnages qui préfigurent ce qui va devenir la société d’ordres : la noblesse (Le roi Louis IX), le clergé (les moines d’Anchin) et le Tiers-Etat (le paysan Mikius Heugos) ; une société très inégalitaire au XIIIème siècle. Mais c’était il y un bail : aujourd’hui…