Point lecture : Pourquoi Méricourt a-t-elle deux monuments pour commémorer les 144 poilus victimes de la Première Guerre Mondiale ?

Je vous renvoie à l’excellent article de Madame Bénédicte Grailles (historienne) Souvenez-vous des enfants de Méricourt. Petite histoire d’un monument aux morts de la Grande Guerre. Dans Gauhéria n° 32 de décembre 1994. Pages 183-192

Cette histoire se lit comme un vaudeville et les rebondissements sont nombreux et épiques(en osant l’uchronie on retrouve l’ambiance des films où Don Camillo et Peppone s’affrontent). Je vais en reprendre les grandes lignes.

Le contexte : la reconstruction d’après-guerre

Le contexte économique et démographique

Méricourt comme les communes avoisinantes a été complètement détruite par la guerre de 1914-1918. La population a été évacuée en 1917 et commence à revenir à partir de 1919. On dénombre 1621 habitants en 1921 ; 8501 en 1926 et 10496 en 1931. (Au dernier recensement d’avant-guerre de 1911, la commune comptait 3805 habitants).

De nombreux logements provisoires se mettent en place en attendant les constructions en « dur ».

Au niveau de la place, les premières reconstructions d’après-guerre apparaissent mais les logements provisoires sont encore nombreux. En arrière-plan on voit quelques baraquements et un « vide » qui témoigne de l’ampleur des destructions de la guerre : Méricourt a été rayée de la carte!
Après guerre le bâti se met progressivement en place mais les structures provisoires restent très présentes. Le seul signe visible de modernité : l’électrification de la ville qui se généralise avec ces nombreux poteaux en bois qui transportent les fils électriques le long des rues.
L’estaminet Halot-Dehay après la guerre. Les gravats témoignent que la ville n’est pas encore totalement déblayée et que l’on récupère les briques et autres matériaux de construction pour bâtir le « provisoire ». On remarque la présence de nombreux enfants : signe d’une « renaissance » après les années de privations et de destructions de cette terrible guerre. La vie pour oublier la mort!

Le contexte politique :

Deux camps vont s’affronter entre 1921 et 1926 au sujet du monument aux morts.

D’un côté une municipalité communiste dirigée par :

Richard Michel : maire de 1919 à 1924. Délégué mineur aux mines de Drocourt, cabaretier de profession, personnage haut en couleur et dotée d’une aura certaine. Il est élu sur la liste SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) et se rallie au communisme dès le congrès de Tours (décembre 1920) qui voit la naissance du Parti Communiste Français (PCF) qui accepte les conditions de Moscou tandis que les socialistes gardent la « vieille maison ». Richard est le président fondateur de la section communiste de Méricourt (50 inscrits en 1925).  Il est réélu maire de Méricourt de mai 1935 à janvier 1939 puis en 1944-1945.

Sa biographie ici https://maitron.fr/spip.php?article128838

Thernisien Georges : communiste, constamment réélu maire de 1924 à 1935.

Sa biographie ici https://maitron.fr/spip.php?article132352&id_mot=

De l’autre côté, l’association des anciens combattants « Frères d’armes de Méricourt »

L’enjeu du « bras de fer » : l’érection d’un monument aux morts en l’honneur des Poilus

Il faut rappeler qu’après-guerre, chaque commune veut son monument (je vous renvoie au livre de Pierre Lemaitre Au revoir là-haut, paru en 2013). Alors que 70% des monuments sont érigés entre 1919 et 1922, cela va prendre cinq ans à Méricourt : 1921-1926.

Du côté des anciens combattants

En octobre 1921, ils souhaitent élever un monument avec le concours de la municipalité et veulent, lors de l’inauguration, la bénédiction de l’Eglise catholique. Ils ont donc l’appui de l’abbé Wauquier.

Du côté de la municipalité communiste 

Le 10 février 1921, le conseil municipal vote le projet d’aménager une partie du cimetière pour accueillir le futur monument.

Le 9 juin 1921 : le plan de reconstitution du cimetière est approuvé et une commission de 12 membres choisis au sein du conseil municipal se met en place et se rapproche de l’association des anciens combattants. Mais très vite des dissensions apparaissent au sujet des cérémonies inaugurales.

Richard refuse catégoriquement la bénédiction religieuse et la présence d’officiels militaires.

Pourquoi une telle obstination du maire ?

" Les communistes pensaient qu’avant de s’occuper des morts, il fallait prendre soin des vivants et reconstruire, panser les plaies, rouvrir les écoles et les hôpitaux. Reconstruire d’abord et avant tout ! »

Mais c’est surtout par idéologie antimilitariste, car comment ériger un monument qui ne glorifie pas la guerre ?

« En commémorant le sacrifice des tués, on commémore en même temps la victoire et on incite à la haine du peuple allemand. Or, tous les peuples sont les premières victimes de la guerre menée à des fins capitalistes. Un peuple n’est pas plus criminel qu’un autre. C’est la guerre elle-même qu’il faut dénoncer. »

Richard Michel se situe exactement dans cette mouvance d’idées. Il était de ceux qui pensaient qu’il n’est pas utile d’ériger un monument.

La subvention

Les fonds récoltés par le comité d’érection en 1922 étant insuffisants, il est demandé à la municipalité de voter une subvention de 4000 francs. Richard s’y oppose fermement.  Mais la subvention est finalement votée par le conseil municipal le 17 mars 1923 et une commission se met en place pour désigner l’emplacement du futur monument.

La subvention de 4000 francs, après bien des péripéties, est versée le 2 septembre…1925 !

Le jusqu’au-boutisme de Richard conduit à la dissolution du conseil municipal le 19 août 1924. Georges Thernisien est élu maire et revendique sa filiation de pensée et d’option avec M. Richard.

Epilogue

En juin 1925, le conseil municipal émet deux conditions à la restitution de la subvention :

  1. Que le monument soit érigé en place publique (les communistes souhaitaient qu’il fut érigé dans un « axe républicain », c’est-à-dire en face de la future Mairie et non sur un terrain privé) ;
  2. Que l’iconographie du monument, dont la maquette a été présentée au public, soit modifiée. Elle représente un poilu écrasant un casque allemand. Le maire demande que le casque soit remplacé par une grenade, un obus… : un objet qui évoque la guerre sans connotation de nationalité. 

Coup de théâtre : le 4 septembre 1925 (trois semaines avant l’inauguration prévue) le maire prend l’arrêté suivant : « les cortèges, processions et généralement les manifestations religieuses de toutes sortes sur la voie publique sont interdits sur tout le territoire de la commune ».

Les hostilités sont relancées, ce qui décida le comité  à ériger le monument sur un terrain privé à l’intersection de quatre routes. Ce terrain fut offert par un certain Gustave Georges chef monteur des compagnies minières. Mais il semblerait que le monument ait été déplacé ultérieurement car la parcelle qu’il occupe à l’heure actuelle était déjà en 1926, un terrain communal.

Du côté de la mairie : un crédit de 5000 francs est voté pour l’érection d’un contre-monument. Mais se pose la question de savoir comment ériger un monument lorsque l’on a combattu le principe même ? La municipalité ne parla jamais de monument aux morts mais de cénotaphe dont l’emplacement fut tout naturellement décidé au cimetière.

Les deux monuments furent inaugurés à une semaine d’intervalle :

-celui de la Mairie le 4 juillet 1926

-celui de la « réaction » : le 11 juillet 1926.

Le cénotaphe de la municipalité inauguré le 4 juillet 1926. Il est situé dans le cimetière.
Le monument aux morts de la « Réaction » inauguré le 11 juillet 1926. Il est situé place
de la République en face de l’église Saint Martin. Le pied du poilu ne repose ni sur un casque allemand, ni même sur une torpille…Le message initial a été singulièrement édulcoré par la municipalité.

Comble de paradoxe, la municipalité communiste qui ne souhaitait pas de monuments en possède deux. Celui de la « réaction » fut édifié en terrain républicain tandis que celui des anticléricaux l’était au cimetière.

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